Khashm al-Minayh, saison 1998
La campagne s'est déroulée du 20 décembre 97
au 1er février 98. Les membres de la mission étaientÝ: Hélène
Cuvigny (papyrologue, chef de chantier), Jean-Pierre Brun, Claude Blanc,
Michel Reddé, Marie-Agnès Matelly (archéologues),
Adam Bülow-Jacobsen (papyrologue), Frédéric Colin (égyptologue),
Dominique Cardon (spécialiste des textiles), Khaled Zaza (dessinateur).
La mission était accompagnée de messieurs les Inspecteurs
Mohammed Rayan et Mohammed HamidÝ; elle a dû en outre héberger
(et nourrir) en permanence sept policiers armés en assurant la relève
de certains d'entre eux.
Didymoi
Le praesidium de Khashm al-Minayh (actuellement désigné par
les bédouins «Wâdî al-Mishâsh») est
la première mansio après Laqîta (Phoinikôn)
sur la route Koptos-BéréniceÝ; il se trouve à 32,6
km de Laqîta. Avant cette campagne, il en existait un bon relevé
d'ensemble, exécuté en 1991 au TDM, lors d'une mission de
prospection, par l'architecte américain J.E. Knudstad (équipe
H.T. Wright). Henry Wright a très obligeamment mis ce plan à
notre disposition et nous l'avons recalé dans notre propre système
de coordonnées. L'utilisation d'un TDM fourni par l'IFAO a grandement
facilité cette opération et nous a permis en outre d'effectuer
un relevé topographique sommaire des abords du fort, jusqu'à
une petite nécropole située à quelques centaines de
mètres de l'établissement principal.
L'Itinéraire Antonin appelle «Didyme» la station
qui vient après Laqîta dans la direction de Bérénice
et «Afrodito» celle qui suit «Didyme»Ý; en revanche,
la Table de Peutinger inverse les deux toponymes et cite «Affrodites»
avant «Dydymos». Un graffito trouvé par Henry Wright
en 1988 sur une pierre de la muraille de Khashm al-Minayh semblait
donner raison à la Table de PeutingerÝ: l'auteur se vantait de s'être
rendu «deux fois à Aphroditè»Ý; néanmoins,
plusieurs ostraca exhumés en 1996 et 1997 à Al-Muwayh (Krokodilô)
témoignaient de liaisons postales directes entre Krokodilô
et Didymoi (telle est en effet la forme la plus fréquente du toponyme
dans les ostraca), suggérant que Didymoi devait être identifié
à Khashm al-MinayhÝ: Al-Muwayh et Khashm al-Minayh sont en effet
à 20 km l'un de l'autre par une piste nord-sud en droite ligne,
passage qui constituait, comme le montrent les journaux de poste de Krokodilô,
une bretelle qui reliait entre elles les routes de Myos Hormos et Bérénice
en évitant Laqîta.
Tous nos ostraca s'accordent sur le toponyme Didymoi («les
Jumeaux») à deux exceptions prèsÝ: O.Max. inv. 125,
où on lit eis Didymou et O.Did. inv. 167, lettre adressée
au conductor Didymou hydreumatos. Quant à Aphroditès,
quelques ostraca livrent sont nom completÝ: Aphrodites orous, «(station)
d'Aphrodite du désert».
La fouille
La fouille a porté sur l'intérieur du fort (dégagement
de la porte, des casernements méridionaux, sondages dans les citernes)
et sur l'extérieur (dégagement d'un abreuvoir accolé
au mur nord, fouille partielle du vaste dépotoir situé devant
la porte). Avant le début de la mission, le fortin n'avait jamais
été fouillé, à l'exception de cinq sondages
très limités exécutés par Henry Wright en 1990-1991.
Le fortin s'inscrit dans un rectangle de 54,5/ 55,5 m x 44 m,
de rempart à rempart, sans compter le saillant des tours. La maçonnerie
se compose de pierres extraites localement (grès) liées à
la boue. L'appareil est très irrégulier. Aucune fondation
du rempart n'a été observée, ce qui constitue d'ailleurs
une règle dans tous les caravansérails du désert Oriental.
Le fortin est pourvu d'une porte unique, encadrée de deux tours
en fer à cheval, au nord, et d'une tour circulaire ou quasi circulaire
à chacun des angles. Elle a été l'objet de trois obturations
successives, les deux premières partielles, tandis que la dernière,
totale, date peut-être de la construction des deux bastions rectangulaires
ajoutés en appareillage très sommaire le long de la
courtine ouest. Ces bastions encadrent une poterne, fouillée par
l'équipe américaineÝ; on ne sait dire, au seul vu de l'observation
de surface, si elle appartient au plan initial du fortin ou s'il s'agit
d'une réfection tardive (hypothèse plus vraisemblable)Ý:
une fouille sera nécessaire en 1999.
Les citernes (fouille J.-P. Brun)
À l'intérieur du fortin, le plan levé par l'équipe
américaine permet d'observer un dispositif classique dans le désert
Oriental, soit une série de bâtiments accolés au rempart
autour d'un grand puits central, comme c'est notamment le cas à
al-Zarqa. Le puits s'est effondré sur lui-même, entraînant
une grande partie des casernements. Seule la rangée sud semblait
assez bien conservée pour justifier une fouille. De part et d'autre
de la porte apparaissent des citernes qui ont été en partie
dégagées, d'une contenance respective de 125 et 140 m3. Elles
étaient probablement surmontées d'une couverture voûtée
en brique. Subsistent des caniveaux qui assuraient l'alimentation des citernes
depuis le puits et celle des abreuvoirs extérieurs depuis les citernes.
Au fond de la citerne NE s'est déposée une couche
de matières organiques (paille, tissus, cuirs) et de céramique
épaisse d'une vingtaine de centimètres dont le mobilier est
attribuable à la phase finale du dépotoir (soit la fin du
IIe siècle). En même temps que cette citerne a été
construit l'abreuvoir qui longe l'extérieur du rempart, à
droite de la porteÝ; long de 9 m environ, large de 1 m, il comporte 4 bassins
dont les angles sont arrondis. Il était alimenté par une
conduite en briques bâtie à la chaux, aboutissant à
0,60 m au dessus du fond du bassin. Le sol d'utilisation formé de
graviers et de tessons d'amphores concassés a été
partiellement bétonné lors de la constructionÝ; les bassins
ont été enduits plusieurs foisÝ: en un point, on compte cinq
couches qui montrent donc qu'il y a eu quatre réfections.
Dans la citerne NW, au fond de laquelle on descendait par un
escalier, a été trouvé à mi-hauteur, dans le
sable éolien, un fragment d'inscription latine, peut-être
de la dédicace du fort. C'est un bloc de calcaire coquillier tertiaire
mesurant 0,34 par 0,34 m et épais de 0,125 m. La pierre a été
retaillée en forme de cercle grossier. Les moulures limitant le
champ épigraphique ont été bûchées, les
lettres sont par endroits très usées : [Ö]/VE(R?) . VM[Ö]/agente
[Ö]. A la base, une couche de gravats de 0,60 m environ a livré
un mobilier courant dans la première moitié du IIe siècle.
Il semble donc que cette citerne n'ait pas été régulièrement
nettoyée. On note toutefois la présence dans la même
couche d'une anse d'amphore Käpitan II plus tardive (fin du IIe siècle
/ IIIe siècle).
Les pièces méridionales (fouille M. Reddé)
Adossées au mur sud du fortin, elles sont situées dans l'axe
de la porte. Tant à al-Zarqa qu'à Qusur al-Banat, des installations
semblables laissaient penser à la présence de l'aedes signorum
à cet endroit, dont on retrouve peut-être ici la trace dans
les restes d'une abside, sous-jacente à plusieurs pièces
tardives. De ces réaménagements datent des silos en briques
cuites enduites, récupérées dans les citernesÝ; deux
d'entre eux possèdent vers le bas un petit bouchon, ce qui
permettait d'extraire commodément le grain. Pour finir, l'ensemble
de la zone a été recouvert par un très important dépotoir
dans les niveaux superficiels duquel se trouvait une inscription latine
célébrant la réalisation d'un magnus lacus commandité
par le préfet d'Égypte Mettius Rufus (88/89-91/92). On notera
au passage, dans les premiers niveaux d'abandon, la présence d'une
meule à grain circulaire et d'une meule carrée à trémie.
Ces deux objets doivent peut-être être mis en relation avec
la présence des silos à grain et de fours à painÝ;
si nous sommes bien dans une boulangerie, une auge en briques cuites
avec enduit interne pourrait être un pétrin.
La fouille de ce secteur a donc révélé une
série de pièces qui sont toutes des reconstructions postérieures
à l'état initial du fort. Cet ensemble de remaniements a
manifestement suivi une phase de ruinification des architectures, comme
en témoigne la réutilisation intensive des briques de la
couverture des citernes, sans doute hors d'usage. La destruction probable
de l'aedes signorum pourrait témoigner d'une occupation non
officielle, voire non romaine du site. En outre, le plan actuel ne correspond
nullement à ce qu'on attend d'une castrametatio classique, telle
qu'on peut l'observer ailleurs dans le désert Oriental, et aucune
pièce ne ressemble à des baraquements. L'utilisation des
espaces intérieurs comme dépotoirs dans la phase finale ne
semble guère cohérente avec la présence d'une autorité
militaire romaine forte. On constate toutefois que le fortin a subi une
série de réfections typiquement défensives, comme
les bastions orientaux.
Enfin, on observe que le facies céramique de ce secteur
semble plus tardif que celui du dépotoir, sans pour autant descendre
jusqu'au quatrième siècle. Pour ces diverses raisons, nous
proposons, à titre d'hypothèse provisoire, d'attribuer cette
phase tardive de l'occupation du fort au milieu du troisième siècle.
Le dépotoir (fouille J.-P. Brun, assisté de Cl. Blanc et
M.-A. Matelly)
Le dépotoir s'étend en face de la porte du fort, au delà
d'une zone d'une dizaine de mètres où devait passer la piste.
Dans son état final, il semble couvrir une superficie de l'ordre
de 450 m2 mais d'une épaisseur variant entre une dizaine de centimètres
et 2,50 m. Une estimation grossière de l'importance des dépôts
atteindrait un ordre de grandeur de 300 à 400 m3. Cette masse considérable
ne comprend pas que des détritusÝ; une part importante des dépôts
est formée de graviers quasi stériles, de gravats provenant
de travaux dans le fort et d'apports éoliens. Sa composition diffère
de celle des dépotoirs d'Al-Zarqa et Al-MuwayhÝ: le premier était
essentiellement constitué de dépôts primaires (détritus
directement apportés depuis le fort, souvent en petites lentilles,
dépôts d'amphores presque intactes) et de nettoyages de casernements
(paille mêlée à du gravier des sols). Le second comportait
également des dépôts primaires, mais aussi de gros
remblais de graviers et de gravats provenant, semble-t-il, de travaux de
démolition dans le fort et du creusement d'une citerne. Le dépotoir
de Khashm al-Minayh, bien plus considérable, se compose essentiellement
de dépôts secondaires : graviers provenant de déblais,
gravats, nettoyages de casernements et des cuisines. Rares sont les dépôts
primaires : deux couches constituées d'amphores, de vases cassés
et de d'ossements peuvent être qualifiés comme tels, encore
que leur étendue semble montrer qu'il s'agirait d'un grand nettoyage.
D'une façon générale, le dépôt des ordures
était bien mieux organisé que dans les autres fortins. Après
une phase primitive, un peu anarchique, les ordures ont été
systématiquement étalées en couches couvrant plusieurs
dizaines de m2. On a cherché à niveler les dépôts,
probablement pour faciliter l'élevage des cochons. L'épandage
régulier des ordures leur permettait de trouver plus facilement
leur nourriture et il était également plus aisé de
bâtir des cochonniers avec des sols horizontaux. Il est en effet
patent que durant les premières phases d'utilisation du fort, les
habitants ont systématiquement élevé des cochons pour
leur consommation.
Au terme de la première campagne, il est illusoire d'établir
une chronologie relative fiable des dépôts. L'expérience
prouve que c'est seulement à la fin du décorticage du dépotoir
que l'on comprend parfaitement sa formation. On peut toutefois livrer quelques
observations.
Les dépôts les plus anciens jusqu'ici découverts
sont des niveaux de gravats (restes de la construction du fortÝ?) surmontés
de couches de paille et de gravier relativement épaisses. Dès
cette époque, des cochonniers sont bâtis en bordure nord du
dépotoir. Ce sont des logettes limitées par des murs bâtis
à l'argile comportant une auge en grès. Les sols sont composés
de sable argileux tassés par l'urine et le lisier, contenant des
tessons très sales. Le mobilier céramique diffère
quelque peu de celui de Krokodilô et la verrerie est datable du milieu
et de la seconde moitié du Ier siècle. L'une des couches
finales de cette phase a livré une monnaie de Vespasien et une lampe
du Ier siècle. À cette phase succède un grand dépôt
de céramique et d'os. Une nette coupure est ensuite marquée
par l'apport d'une couche de gravier d'épaisseur variable (5 à
50 cm) qui est présente dans tous les carrés fouillés
soit sur plus de 100 m2. Selon les secteurs elle est placée sur
des gravats contenant de la chaux et des briques ou immédiatement
sous une épaisse couche de chaux pure contenant quelques briques.
Nous proposons d'interpréter ces dépôts comme le résultat
du creusement des citernes, de la construction des canalisations et des
couvertures en briques et de la pose des enduits d'étanchéité.
Dans ce cas, si on relie cet événement à l'inscription
trouvée dans le casernement sud concernant la construction d'une
grande citerne (lacus magnus, métonymie pour deux citernes ?), ce
niveau de gravier serait précisément daté du règne
de Domitien.
Les dépôts postérieurs ont été
surtout étalés dans les carrés 14, 24 et 23. Dans
le premier, on a abandonné alors les premiers cochonniers, trop
en contrebas désormais, recouverts par les graviers et les ordures,
pour en construire de nouveaux sur le sol 1421. Dans les deux autres carrés,
des sols successifs ont été constitués, piétinés.
C'est au cours de cette phase, relativement longue (fin du règne
de Domitien, règne de Trajan) que l'on trouve à la fois des
ostraca de Philoklès et Kapparis, de nombreux et très beaux
tissus, et une grande abondance d'objets en cuir. Ces objets sont en fait
des rebuts, rejetés par un cordonnier qui travaillait sur place.
Il utilisait des pièces de récupération, notamment
des tentes en cuir, coupait les parties travaillées inutilisables
(coutures, úillets etc) et récupérait les pièces de
cuir planes. Ces parties qui nous manquent systématiquement devaient
être utilisées pour réparer les chaussures des voyageurs,
les pièces de harnachement, les bâts, etc.
À cette phase succède la construction de nouveaux
cochonniers. Un bon sol d'argile est alors établi sur un remblai
de pierres. Ces cochonniers sont ensuite progressivement envahis par des
ordures et il devient nécessaire d'en édifier un quatrième
ensemble. Cette phase pourrait se placer au cours du règne d'Hadrien,
voire le début du règne d'Antonin, mais on ne dispose d'aucune
datation absolue.
Lors de la phase suivante, datable de la seconde moitié
du IIe siècle, les dépôts ont été effectués
plus près de la porte.
Une ultime phase est marquée par le dépôt
d'une couche d'enduits généralement blancs, parfois peints
(avec inscriptions), puis d'une couche de paille, associé à
un matériel globalement datable de la fin du IIe siècle.
Il pourrait s'agir de gravats et d'ordures apportés depuis l'intérieur
du fort à l'occasion de la réoccupation et des transformations
radicales opérées dans la rangée méridionale
des casernements, et notamment dans le sacellum, après une phase
d'abandon.
Les ostraca (H. Cuvigny et A. Bülow-Jacobsen)
Deux cent soixante-huit ostraca, issus du grand dépotoir extérieur
et des comblements des pièces du fond, ont été inventoriésÝ;
c'est peu, en comparaison de nos «scores» habituels. Plusieurs
explications ont été tentéesÝ: il ne s'agit pas d'un
problème de conservation, le dépotoir ayant livré
de grandes quantités de textiles et de cuir en bon étatÝ;
la stratigraphie comme l'architecture (existence de deux grandes citernes,
abreuvoir courant le long du mur extérieur dispositif projeté
à Al-Zarqa mais jamais réalisé) indiquent en revanche
que Didymoi a connu une activité nettement plus intense que les
praesidia que nous avons explorés sur la route de Myos HormosÝ;
or cette activité a été préjudiciable aux ostracaÝ:
le dépotoir était en effet régulièrement aplani,
peut-être pour y faciliter l'élevage des cochons qui y était
pratiqué et qui est révélé par la présence,
dans la butte, de plusieurs étages de loges à cochonsÝ; la
conjonction de l'étalage des ordures et de l'apport régulier
de sable éolien a entraîné une fragmentation importante
du matériel, et notamment des ostraca dont les morceaux ont été
largement dispersés et, en quelque sorte, dilués dans l'énorme
masse de sédiments humains et naturels.
Les couches médianes du dépotoir principal ont
pu être datées de Trajan grâce à des lettres
envoyées par l'omniprésent Philoklès à son
fidèle Kapparis. Philoklès, figure centrale d'un groupe de
civils qui échangeait activement de la correspondance entre Persou
(Bir Umm Fawâkhîr) et Krokodilô, était déjà
présent dans les O.Fawakhir publiés par Guéraud (BIFAO
41, 1942, p.Ý141-196)Ý; il est devenu l'éponyme d'un dossier d'une
centaine d'ostraca trouvé à Krokodilô et semble avoir
résidé tantôt à Persou, tantôt à
KrokodilôÝ; lorsqu'il est à Persou, il charge Kapparis de
prendre soin de ses affaires à Krokodilô. Nous retrouvons
à présent Kapparis à Didymoi, où il reçoit
des lettres de Philoklès qui n'ont pas été envoyées
de Persou car elles comportent des proscynèmes à Pan, d'autant
plus remarquables que les proscynèmes épistolaires devant
ce dieu sont exceptionnels (voir Cuvigny, BIFAO 1997, p.Ý139-147)Ý; s'il
est vrai, comme nous l'avons remarqué, que les lettres s'échangent
le plus souvent entre praesidia immédiatement voisins, le fortin
que patronnait Pan devait être soit Krokodilô, soit PhoinikônÝ;
Aphoditès est exclu, car nous savons par plusieurs ostraca qu'on
y faisait, comme de juste, des proscynèmes à Aphrodite.
Un autre ostracon, O.Did. inv. 159, a pu être daté
de c. 219 ap. J.-C. grâce à un parallèle épigraphiqueÝ:
c'est le brouillon d'une lettre du curator de Didymoi à un certain
Valerius Apolinaris, procurator Augusti. Contrairement à ce qu'on
pourrait croire, la combinaison onomastique Valerius Apolinaris est rarissime
en Égypte, et l'homme a toutes chances d'être le même
que le Valerius Apolinaris nommé dans l'inscription de Koptos I.Portes
86, avec le titre de procurator Montis. Ce titre n'a pas suffisamment intrigué
les commentateurs, qui l'ont pris distraitement pour une variante de praefectus
Montis (en dernier lieu Bagnall, CdE 71, 1996, p. 139-147). En fait, notre
ostracon confirme que l'administration de la Thébaïde a été
remaniée au début du IIIe s.Ý(le dernier préfet de
Bérénice connu date de 216 et le dernier épistratège
de Thébaïde a pour terminus post quem 216/217)Ý; il suggère
que ces deux fonctions ont été remplacées, peut-être
de façon éphémère, par celle de procurator
Montis. Hélène Cuvigny publiera ce document important dans
les Mélanges Bingen.
Notabilia. Plusieurs cachets en grès et les empreintes
de tels cachets sur des stoppers en argile crue, ce qui montre qu'on cachetait
des amphores sur placeÝ; cachets et empreintes présentent tantôt
un motif, tantôt des lettres grecques, toujours au nombre de troisÝ:
sans doute l'abréviation d'anthroponymes. ó Cube en grès
incisé des lettres NH (= 48Ý?), probablement un poids de 2 livres
romainesÝ: l'objet pèse en effet 650 g. ó Rares vestiges de dossiers
de correspondance officielle reçue comme on en a trouvé à
KrokodilôÝ; le danger que représentent les «Barbares»
est encore à l'ordre du jourÝ; un ostracon plus tardif, d'après
la stratigraphie, illustre néanmoins une époque où
les Barbares collaborent avec l'armée romaineÝ: ce memorandum enregistre
une distribution de pain et de vin à un dekanos et aux cinq Barbares
qui l'accompagnent, envoyés par un certain Barsetit(Ý) ou Bartetit(Ý),
qui est tyrannos (ou hypotyrannos) des Barbares.Ýó Mention dans un contexte
mutilé d'un strouthokamèlos, c'est-à-dire d'une autruche,
volatile qu'on signalait encore dans le désert Oriental au sud de
Bérénice à la fin du XIXe siècle (Couyat, BIFAO
8, 1911, p. 139). ó Lettre de Sertorius à Iulius Bithynos dans laquelle
il se plaint du tort que lui font les ragots d'un individu qu'il désigne
comme *komonoplaris souÝ; ce technonyme est nouveau et de lecture
certaine. ó Liste de produits (encens, gomme ammoniaque, opoponax, cire,
térébenthine et *apozyma , gén.-atos (doublet
de zyme, levureÝ?).Ýó Le dossier de la prostitution, ouvert à
Krokodilô, s'est enrichi de plusieurs beaux textes, dont O.Did. inv.
131, lettre d'un mari-maquereau qui envoie son épouse à Didymoi
pour que le commerce de ses charmes éteigne une dette contractée
par l'épouxÝ; O.Did. inv. 147 est une lettre du curator d'Aphroditès
à un certain Kilikas, propriétaire d'une jeune esclaveÝ:
la garnison d'Aphroditès, par l'intermédiaire de son curator,
propose 60 drachmes à Kilikas pour qu'il envoie la paidiskèÝ(vraisemblablement
pour un mois, d'après le montant).Ýó Du nouveau sur le technonyme
conductor dans les ostraca du désert OrientalÝ: si la plupart de
ses attestations dans les O.Krok. et les O.Max. désignent un conducteur
de chars, il ne saurait en aller de même pour le kondouktor Didymou
hydreumatos auquel est adressée la lettre O.Did. inv. 167, avec
mission de verser des rations à deux individusÝ; ce nom de fonction
intervient aussi régulièrement dans les ostraca relatifs
à la prostitution. ó O.Did. inv. 241Ý: extrait de livre de poste
où est enregistrée au jour le jour l'arrivée du courrier
en provenance des stations voisines (Phoinikôn et Aphroditès)Ý;
le nombre, le contenu et l'expéditeur des lettres ne sont pas spécifiés
(contrairement aux livres de poste de Krokodilô)Ý; aussitôt
arrivé le courrier était emporté à la station
suivante, à une heure indiquée sur le registre.
Les textiles (Dominique Cardon)
Nettoyés par H. Cuvigny et M.-A. Matelly, les textiles ont
été étudiés par D. Cardon. Le dépotoir
de Didymoi s'est révélé d'une grande richesse en vestiges
textiles, tant pour la quantité que pour la qualité exceptionnelle
de certains d'entre eux (notamment un grand fragment d'un tissu très
fin à fond ivoire, réalisé en armure damassé
3/1, mais orné de surcroît d'une bande en armure louisine
réalisée avec un fil de trame extrêmement fin pourpre
foncé). Nombre de documents sont d'une grande importance pour l'histoire
des techniquesÝ:
sept damassés, certains à base de sergé
2/1, d'autres à base de sergé 3/1, tous unis, mais teints
(rouge, orange, vert foncé) sauf l'exemple à fond ivoire
et bande pourpre signalé plus hautÝ;
six taquetés, dont quatre présentent des décors
non pas seulement géométriques, mais incluant des végétaux
et animaux stylisés et dont un présente une succession de
quatre bandes à décor différent dans le sens longitudinalÝ;
sept textiles «tridimensionnels» à trames
supplémentaires bouclées et dans certains cas coupées
(effets de tapis «à points noués»)Ý; parmi ceux-ci,
le premier exemple dans les praesidia du désert de Bérénice
de textile à boucles sur les deux faces, comme il en avait déjà
été signalé à At-Tar, en Irak (où la
datation est difficile)Ý;
enfin, un nouvel exemple de toile de laine à décor
par réserve précédant la teinture. Ce fragment est
important à plusieurs titresÝ: par sa qualité esthétique
(décor végétal très proche de celui d'un fragment
découvert au Mons Claudianus)Ý; par ses dimensionsÝ: il est assez
large pour poser la question de l'emploi de blocs d'impression gravés,
car le décor représenté ne présente aucun raccordÝ;
par l'emploi d'une deuxième teinture, rouge, appliquée sur
une des parties du décor qui avait été réservée
avant le bain d'indigo. Ce fragment va être publié dans le
prochain numéro du Bulletin de liaison du Centre international d'étude
des textiles anciens, en même temps que les autres exemples de tissus
à décor peint après réserve trouvés
à Maximianon.
Inscriptions rupestres (A. Bülow-Jacobsen, H. Cuvigny)
En allant de Phoinikôn à Laqîta, on passe devant le
paneion d'Al-Buwayb, grotte consacrée à Pan-Min et halte
pour les voyageurs, dont les inscriptions grecques et latines ont été
publiées par André Bernand (I.Ko.Ko. 141-185). Le paneion
n'est qu'à 7 km de Didymoi, ce qui nous a permis de revoir les inscriptionsÝ:
un certain nombre a disparu dans l'écroulement d'une partie de l'abri
(peut-être à la suite d'un tremblement de terre), dont l'intérieur
est désormais accessible et mieux éclairé. Une réédition
de ces inscriptions est en cours, de nombreuses corrections ayant pu être
faites à la faveur de ces nouvelles circonstances (e.g. I.Ko.Ko.
141Ý: lire Epaphroditos hybristou au lieu de Enaurodoros
. . . . ouÝ; I.Ko.Ko. 184, 3Ý: lire Oxyrhynchites au lieu de Pani
- - -). Frédéric Colin a pu de son côté relever
les graffiti égyptiens qu'il publiera séparément.
Le paneion d'Al-Buwayb n'est pas le seul de la régionÝ:
à 14 km de Didymoi, mais dans la direction de Bérénice,
se trouve le paneion du wâdî MinayhÝdont les inscriptions les
plus importantes ont été publiées depuis longtemps
par Meredith d'après les planches de Winkler (Rock-drawings of Southern
Upper Egypt, I, 1938)Ý; en 1989, F. De Romanis s'est rendu sur place et
a découvert de nouveaux graffiti (qu'il publie dans Cassia, cinnamomo,
ossidiana, 1996), auxquels nous avons pu ajouter une trentaine d'autres,
sans compter des corrections (à paraître prochainement).
Enfin, le 26 janvier 98, au cours d'une marche à pied
dans le Khawr al-Jir (appelé aussi wadi Minayh al-Hir), nous sommes
tombés sur deux rochers couverts de graffiti qui avaient été
signalés par Winkler (il s'agit de son site 24N) ; F. De Romanis
a publié certains de ces textes d'après les copies inédites
de Winkler (Topoi 6, 1996, p.Ý731-745)Ý; nous avons relevé en tout
treize graffiti grecs, dont deux datés dont nous livrons ici une
transcription améliorant celle de WinklerÝ:
T€to! OÈe!t=rio! ÉIãlu!o!
(¶tou!) h Tiber€ou Ka€[!aro!] %`e`ba!toË
(21/22 ap. J.C.)
Pe[te]a!mhfi! Kefalçto!
Peteh!i! vac. ÉEpvnÊxou
(¶tou!) d Tiber€ou Favfi O(w;^) (3 octobre
17)
Dans ces trois haltes du désert que nous venons d'évoquer,
les graffiti datés du Haut-Empire indiquent presque toujours les
règnes d'Auguste et de TibèreÝ: le plus tardif est celui
du règne de Claude (an 6 et non pas an 4) au paneion du wâdî
Minayh (I.Pan 66). Il est clair que ces paneia n'avaient plus lieu d'être
fréquentés lorsque les praesidia de Didymoi et Aphroditès
furent construitsÝ: c'est une des raisons de la disparition des proscynèmes
épigraphiques à Pan dans le désert Oriental à
partir du IIe siècle (Cuvigny, BIFAO 97, p.Ý139-147).
Liste du mobilier de fouille
Les trouvailles inventoriées ont été rangées
dans trois cantines, qui sont conservées au magasin du «Conseil
suprême des antiquités» à Qift (un jeu de clefs
des cantines est au service des archives de l'Ifao, l'autre à l'inspectorat
de Qena) :
1) Ostraca de inv. 1/1 à inv. 306/257
2) Inscription latine (inv. 319) ; papyrus ; monnaies (inv. 320, 321,
322)Ý; petits objetsÝ; gros ostraca (inv. 307/258 à 317/268)
3) Une cantine de textiles (inv. 324).
Documentation
1) archives photographiquesÝ: à l'Ifao et au Centre archéologique
du Var (Toulon)
2) relevés topographiquesÝ: à l'Ifao et au Centre archéologique
du Var (Toulon)
3) relevés archéologiques : au Centre archéologique
du Var (Toulon)
4) transcription des ostracaÝ: les transcriptions originales sur fiches
bristol faites sur le terrain sont chez Hélène Cuvigny. Des
photocopies ainsi que leur saisie informatique ont été remises
à A. Bülow-Jacobsen (Copenhague).