La campagne a eu lieu du 21 décembre 1999 au 24 janvier 2000. Les membres de la mission étaient : Hélène Cuvigny (papyrologue, chef de chantier), Jean-Pierre Brun, Michel Reddé, Isabelle Sachet (archéologues), Adam Bülow-Jacobsen (papyrologue), Dominique Cardon & Hero Granger-Taylor (spécialistes des textiles), Martine Leguilloux (archéozoologue), Khaled Zaza (dessinateur). La mission était accompagnée de messieurs les Inspecteurs Atef William Gad el-Rad et Wahil Karam et a vivement apprécié leur sérieux et leur compétence ; elle a aussi hébergé en permanence six à huit policiers.
La mission était financée par le Ministère des Affaires étrangères et l'IFAO.
Nous avions hésité à entreprendre une dernière campagne à Didymoi : l'impression générale était que nous avions fait le tour de la question et, pour ce qui est des acquis papyrologiques, le dépotoir de ce site s'était révélé d'un rendement un peu inférieur à nos attentes : les ostraca y sont particulièrement fragmentés et dilués dans la masse des autres détritus. Jean-Pierre Brun, pour qui Didymoi est de loin le plus intéressant des fortins fouillés jusqu'à présent dans le cadre de notre étude des routes de la mer Rouge, souhaitait néanmoins explorer le coin nord-ouest du praesidium, qui était entièrement ensablé. La campagne de cette année lui a donné raison. Si l'achèvement d'un carré entamé l'an dernier dans le dépotoir n'a rien donné de bien significatif, plusieurs découvertes dans le coin nord-ouest ont livré les ancrages chronologiques qui nous faisaient défaut pour l'histoire du fortin. Parallèlement à cette fouille, plusieurs autres sondages ont permis d'achever le dégagement de la zone sud-ouest et de procéder à celui de la zone nord-est, qui a révélé, outre l'existence d'un balnéaire, que le praesidium de Didymoi disposait, à une certaine époque, de pas moins de quatre citernes.
I. La zone nord-ouest
(fouillée par J.-P. Brun et I. Sachet)
Cinq pièces ont été dégagées.
La pièce 20 est la pièce d'angle. Les murs de la courtine, qui la limitent au nord et à l'ouest, larges de 1,20 m au sommet, reposent sur le lit de wadi et conservent encore une élévation de 3,30 m jusqu'au chemin de ronde. Les quatre murs de la pièce sont recouverts d'un enduit blanc posé sur une couche d'argile mêlée à de la paille ; cet enduit porte une décoration géométrique, un quadrillage oblique qui dessine une sorte de barrière noire avec des rehauts rouges. Au cours de l'occupation de cette pièce, treize compartiments de brique ont été édifiés. L'un d'eux, qui appartient à la dernière phase de construction du fort, a livré trois objets intéressants. Voûté et profond d'un mètre environ par rapport au sommet de la voûte, il était limité par un mur épais de 0,50 m formé de deux parements de briques entre lesquels l'espace subsistant était rempli de terre. L'une des briques, qui provient, vu son type, de l'hypocauste du balnéaire, comportait une inscription votive dont H. Cuvigny s'est aperçue qu'il en existait un parallèle, l'inscription I.Kanaïs 59bis, malencontreusement attribuée par André Bernand au célèbre paneion de la route d'Edfou à Bérénice, alors que les précédents éditeurs lui attribuaient comme provenance Redesiya, c'est-à-dire le camp romain de Contrapollinopolis Magna. La brique inscrite, qui pourrait être un brouillon de ´ I.Kanaïs ª 59bis, montre en fait que cette pierre, conservée aujourd'hui à Berlin, vient de Didymoi ; l'inscription de Berlin est datée du règne de Commode. La paroi du même compartiment a livré deux autres objets : une plaquette de schiste gravée en bas-relief, mais malheureusement cassée, représentant un empereur à cheval d'une belle facture ; une monnaie dont l'état parfait suggère qu'il s'agit d'un ´ dépôt de fondation ª et qu'elle pourrait donc dater l'année de la construction du compartiment : il s'agit d'un billon de l'an 5 de Sévère Alexandre (225/226). Or ce compartiment appartient à la dernière génération des auges et autres silos en brique et terre qui ont, à un moment donné, envahi les locaux du praesidium.
Aucune couche du premier siècle d'occupation n'est conservé. Ce phénomène est normal car, comme dans tous les autres fortins, des corvées de nettoyage raclaient périodiquement les sols et transportaient les ordures sur le dépotoir extérieur.
La pièce 21 se trouve immédiatement au sud de la précédente. Il s'agit d'une chapelle. Là, trois niches sont aménagées dans la courtine, qui constitue son mur de fond. L'espace intérieur était divisé en trois par des murets supportant des banquettes. La banquette nord, la mieux préservée, comporte un autel qui a connu de nombreuses réfections et à l'est une zone cendreuse qui a dû avoir un rôle liturgique. Les murs ont été enduits à mainte reprise, et ces enduits, généralement retrouvés dans les décombres, portent des traces de peinture ou d'écriture, malheureusement délavées et/ou très fragmentaires. Sous la niche sud, un soldat marchant vers la droite faisait peut-être partie d'une procession.
La stratigraphie a permis à J.-P. Brun de périodiser l'histoire de ce sanctuaire, aménagé à la place d'anciens casernements. La première chapelle du praesidium, dont l'abside arasée a été reconnue en 1998 par M. Reddé, s'adossait, comme à Maximianon et Qusûr al-Banât, à la courtine du fond, dans l'axe de la porte. Le déplacement du sanctuaire a de bonnes chances de s'inscrire dans les grands travaux de réfection que nous avons toujours soupçonnés à Didymoi depuis que nous y fouillons, et dont une inscription, trouvée cette année dans les environs de la chapelle, nous donne la date et l'explication : en l'an 17 de Marc Aurèle (176/177), le puits du praesidium s'est effondré, et il a fallu tout reconstruireÖ La chapelle a été vandalisée, sans doute dès l'antiquité après l'abandon du fortin. Quelques indices suggèrent que Sarapis faisait partie des dieux qu'on y vénérait. Plusieurs objets votifs ou cultuels ont été retrouvés : citons une petite tête de Serapis en grès, une tête de figurine isiaque en terre crue rehaussée d'or, et deux tables d'offrande de style égyptien. Une grande partie de ce mobilier (dont les inscriptions) a été rejeté à l'extérieur lors d'un pillage.
Au moment de l'abandon du fort, le sanctuaire était propre, aucun déchet n'y avait été rejeté, ce qui implique qu'il avait fait l'objet d'un entretien constant, alors que de nombreuses pièces, au sud du fort, étaient tranformées dépotoir.
On ne s'étendra pas ici sur la fouille des pièces voisines, sinon pour dire que l'une d'entre elles a livré le témoin daté le plus tardif de Didymoi (236 p.C.) : la copie sur ostracon d'une circulaire adressée aux curatores de la route de Bérénice, les informant de l'association de Maxime, fils de Maximin le Thrace, à l'empire et leur ordonnant de répercuter la nouvelle auprès de leurs hommes.
Le parvis du sanctuaire était jonché de cendres ; devant la porte de la chapelle s'élevait un autel en maçonnerie qui avait reçu plusieurs couches d'enduit peint. La dernière portait une représentation de porc monochrome. Au sud de cet espace, un escalier permettait de descendre au fond du puits. Deux conduites d'eau ont été découvertes, dont l'une amenait l'eau du puits dans les citernes situées à l'est de l'entrée. Dans le dépôt de détritus d'où provient l'ostracon de Maximin le Thrace se trouvait aussi un tuyau en plomb qui, une fois déplié, offrait la forme d'un trapèze allongé (2,30 x 0,43 x 0,60 m). Cet entonnoir géant devait intervenir dans le système d'alimentation des citernes.
II. La zone sud-ouest
(fouillée par J.-P. Brun et I. Sachet)
Durant la campagne 1998-1999, l'essentiel des pièces situées dans la partie sud-ouest du fort avait été dégagé. Il subsistait toutefois quatre pièces 28, 35b, 37b, 37d) qu'il était intéressant de fouiller afin de mettre au jour leurs aménagements internes et d'étudier leur remplissage. On ne s'étendra pas ici sur les détails de ces sondages. Il suffira de signaler les points suivants :
- la pièce 35b a livré plusieurs fragments importants de compositions littéraires appartenant à un dossier déjà connu à Didymoi ;
ó les détritus et les gravats déposés en une seule phase qui emplissaient la pièce 28 (laquelle présentait en son centre la base d'un pilier destiné à soutenir la toiture) contenaient deux minimes fragments de l'inscription de l'an 17 de Marc Aurèle ;
ó sous l'habituelle couche de dépotoir, la pièce 37b a révélé dans sa partie nord un dallage irrégulier bricolé de dalles en pierre et en briques d'hypocauste, non dénué d'une certaine coquetterie puisque le ciment qui le fixait comportait des incrustations vertes et bleues de faïence et de schiste.
III. Le dépotoir
(fouillé par J.-P. Brun)
Dans le dépotoir, J.-P. Brun a achevé le transect nord-sud large de 15 m et long de 25 m entamé en 1998. Il restait à fouiller les carrés 5 et 15. La fouille stratigraphique a permis d'individualiser 88 couches de paille, de graviers, de céramique ou de cendres, et de suivre l'histoire du praesidium à travers ces dépôts : graviers issus du creusement du puits et des premières citernes, dont la construction se traduit par un lit de chaux, à quoi succède une couche de paille suivie d'une couche de céramique qui semble marquer le premier nettoyage du fort. À peu près à la même époque sont construites les premières loges à cochons, qui auront à se défendre contre la montée des déchetsÖ Autres grands nettoyagesÖ La chronologie relative de ce sondage sera intégrée dans le diagramme général du dépotoir, puis découpée en phases susceptibles d'être datées à la fois par les ostraca et les verreries.
IV. La zone nord-est du praesidium
(fouillée par M. Reddé)
La campagne 1999-2000 a révélé l'existence de deux nouvelles citernes dans l'angle nord-est du fortin et un petit ensemble thermal. L'analyse de la facture et des emboîtements architecturaux des citernes a permis à M. Reddé d'établir la séquence suivante : deux premières citernes, accolées à la courtine nord (côté gauche de la porte en entrant), ont été aménagées dès la construction du fortin, de même que le balnéaire (qui comporte une pièce à hypocauste et un bassin froid). Les deux autres citernes ont été ajoutées probablement en même temps, augmentant nettement la capacité de stockage du fort qui passe alors d'environ 120 m à plus de 380. Cette opération pourrait être celle à laquelle fait allusion l'inscription découverte en 1998, datée du milieu du règne de Domitien. Toutes les citernes feront l'objet de réfections dans leurs parties hautes, avec du matériel de remploi (briques cassées), comme c'est d'ailleurs le cas de toutes les architectures du fort. Ce remaniement s'effectue sans doute lors de la désaffectation des thermes puisque les pilettes sont remployées pour couvrir un nouveau conduit. Cette reconstruction pourrait être celle qu'on soupçonne à travers une inscription de l'an 17 de Marc-Aurèle.
C'est ensuite que la citerne immédiatement à l'est de la porte est abandonnée et se comble lentement. Dans le dépôt immédiatement sous-jacent à la couche de gravats correspondant à l'abandon final ont été recueillis deux ostraca : l'un, mutilé, semble appartenir au petit dossier tardif ´ tyrannos des Barbares ª, qui appartient à une période où les bédouins recevaient du ravitaillement au praesidium ; une lettre de ce dossier a été trouvée dans le grand dépôt de détritus emplissant la pièce 28 (voir supra) ; l'autre est une liste de soldats appartenant à cinq cohortes auxiliaires différentes de l'armée d'Égypte. Un seul d'entre eux porte le gentilice Aurelius, si bien qu'on hésite à dater l'ostracon d'après 212.
V. Les objets en cuirs
(étudiés par Martine Leguilloux)
Cette dernière campagne a permis à Martine Leguilloux de boucler le riche corpus des cuirs de Didymoi (au total, 740 objets répertoriés). Il s'agit essentiellement d'éléments de harnachement (sangles, licols, guides), de chaussures et enfin d'outres et de gourdes, allant de 20 cm à plus d'1 m de long. Certains fragments pourraient appartenir à des vêtements, mais n'ont pas été identifiés avec certitude, de même pour les tentes. Les grandes pièces de cuir, y compris les outres étaient souvent récupérées pour des réparations de fortune.
Les chaussures, avec 376 individus complets ou fragmentaires, forment la catégorie la plus nombreuse. On y distingue trois groupes principaux : les sandales, les chaussures fermées et à bords montants, les bottes. Les sandales sont les mieux représentées, avec 330 exemplaires ou éléments de fixation. Le modèle le plus fréquent est à semelle simple, constituée de deux épaisseurs de cuir dans lesquelles on a percé deux trous pour fixer un lien passant sur un orteil. Un autre modèle dispose d'un trou unique et central au niveau des orteils pour la lanière de fixation sur le cou-de-pied. Plusieurs exemplaires de sandales à semelles cloutées ont également été retrouvés (au total, 8 exemplaires de différentes tailles). Ces sandales sont formées de plusieurs semelles, quatre à cinq, très épaisses, dans lesquelles étaient plantés des clous, généralement de façon aléatoire. Toutes les chaussures d'enfants (au nombre de quatre), sont des sandales.
Parmi les chaussures à bords montants, on compte les caligae (2 exemplaires et les campagi (3). Ces chaussures à bords très montants couvrent tout le pourtour du pied et sont nouées sur le dessus du cou-de-pied à l'aide de lacets passant dans des oeillets. Les exemplaires les plus nombreux sont des chaussures entièrement fermées (socci) qui forment un lot d'une quinzaine de fragments identifiés.
Martine Leguilloux prépare un ouvrage sur les cuirs romains pour les éditions Errance. Les cuirs de Didymoi, qui seront publiés à l'IFAO, y tiendront une place importante.
VI. Les textiles
(étudiés par Dominique Cardon et Hero Granger-Taylor)
Près de 200 fragments de textiles différents ont été mis en fiche et systématiquement photographiés. Parmi les textiles provenant du fort, signalons une oreille de chapeau en feutre non teint, montrant la soudure avec la calotte de ce chapeau dont subsiste également la rondelle qui marquant le sommet et ornée d'inclusions de feutre vert et violet. À noter également des fragments de tuniques ornées de clavi en tapisserie de couleur contrastante, dont l'un, ayant conservé ses deux bandes, fournit une mesure précieuse pour cette catégorie de vêtement. Pour ce qui est des textiles plus fragmentaires, dont importe surtout la technique de fabrication, cette année a livré :
ó encore de nombreux fragments de toutes sortes de tissus à núuds et boucles de techniques et couleurs diverses, qui enrichissent le corpus de Maximianon et Krokodilô (publication prévue dans Hali). Plus que le dépotoir, les sondages effectués dans le fort ont livré des tissus d'ameublement épais et présentant des qualités d'isolation grâce aux rangées de boucles et de núuds les garnissant sur une ou deux faces.
ó plusieurs nouveaux fragments de damassés de laine (complétant la publication de 1999 dans le Bulletin du Centre international d'études des textiles anciens n° 76) et de taquetés ; rappelons qu'il s'agit des deux types de tissages les plus avancés techniquement dans le monde romain de l'époque.
ó un nouveau fragment, assez grand, de toile de laine à décor teint après réserve (les précédents ont été publiés dans le Bulletin du Cieta n° 75). Celui-ci se distingue par de très fins contours bleus délimitant un décor à motifs végétaux jaunes et rouge orangé.
Les fouilles à l'intérieur du fort ont continué à livrer des textiles dont la date plus tardive livre des informations sur l'évolution des modes et des techniques. C'est le cas avec plusieurs fragments de toile de laine très fine s'ornant d'un décor de bandes de tapisserie non plus rectangulaires, mais terminées par des pointes triangulaires d'un très beau pourpre, semblables à plusieurs exemples trouvés à Palmyre et Doura-Europos. Le lin semble s'être mieux conservé dans les dépotoirs intérieurs du fort, ce qui a permis de compléter nos connaissances sur les types de textiles fabriqués en lin.
Au total, encore une année riche en découvertes, mais surtout consacrée à l'organisation rationnelle d'une dernière année d'étude de ces textiles en vue de leur publication.
VII. Papyrologie et épigraphie
(Hélène Cuvigny et Adam Bülow-Jacobsen)
Environ 400 ostraca grecs et latins ont été déchiffrés et enregistrés. Plusieurs ostraca et inscriptions importants ont déjà été évoqués plus haut dans leur contexte archéologique. Parmi la collection épigraphique de cette année, il faut encore mentionner une liste de vivres distribués à la petite caravane d'un préfet et de son escorte et un fragment d'inscription sur grès, probablement une dédicace à une divinité, qui mentionne un préfet de Bérénice et d'aile dont tout porte à croire qu'il s'agit de Claudius Lucilianus, qui n'est autrement connu que par le papyrus P.Bas. 2, daté de 190, et qui a longtemps figuré dans la liste des préfets d'Égypte, jusqu'à ce qu'en 1980 J.D. Thomas exprime, à juste titre, des doutes sur sa fonction : l'inscription de Didymoi révèle la véritable fonction de ce préfet et a permis en outre à H. Cuvigny de mieux comprendre ce qui se passe en P.Bas. 2.
Aux alentours du site, H. Cuvigny et A. Bülow-Jacobsen ont fait d'ultimes vérifications en vue de la publication d'addenda et corrigenda aux inscriptions du paneion d'al-Buwayb, publiées par André Bernand dans son De Koptos à Kosseir ; cet article comportera en outre la publication de quelques graffiti grecs inédits signalés par Winkler dans ses Rock drawings.