Recherches dans le désert Oriental égyptien (janvier 97)
La subvention du MAE était destinée à
couvrir cette annéeÝ:
(1) une fouille de courte durée (deux semaines) destinée
à terminer le dépotoir du fortin de Krokodilô (Al-Muwayh)
et à compléter l'étude d'objets trouvés lors
des précédentes campagnes (ossements animaux, céramique,
mais surtout les textiles d'Al-Zarqa), étude qui se faisait à
Dendera.
(2) la commission des fouilles avait donné son accord pour que
se joigne à la mission d'étude une petite équipe qui
restaurerait et étudierait des peintures murales du Mons Claudianus
que j'avais fait déposer en 1992.
Ce programme a été entièrement rempli, en dépit
des difficultés inattendues que nous avons trouvées sur placeÝ:
la pire était que le Service des Antiquités venait de transférer
le mobilier de fouille de Dendera où il était entreposé
jusque là (et où l'Ifao possède une maison où
logent les chercheurs et techniciens), à Qift. Qift se trouve à
30 km de Dendera, la police égyptienne ne souhaite pas que des étrangers
viennent loger dans cette petite ville peu habituée à la
présence de visiteurs, l'eau courante et l'électricité
n'ont pas été installés dans le nouveau magasin et
les étrangers ne sont plus autorisés à circuler seuls
et aux heures qui leur conviennent sur les routes de Haute-ÉgypteÖ
Heureusement, après beaucoup de démarches, nous avons pu
obtenir in extremis l'autorisation de transporter à Dendera les
caisses dont nous avions besoin pour le temps de l'étude.
I. Route de Qift à Al-Qusayr (Al-Zarqa, Al-Muwayh)
La campagne s'est déroulée du 28 décembre 96
au 30 janvier 97. Les membres de la mission étaientÝ: Hélène
Cuvigny (CNRS, papyrologue, chef de chantier), Jean-Pierre Brun (CNRS,
archéologue), Marie-Agnès Matelly (archéologue), Adam
Bülow-Jacobsen (Université de Copenhague, papyrologue), Frédéric
Colin (membre scientifique IFAO, papyrologue), Martine Leguilloux (AFAN,
archéozoologue), Dominique Cardon (CNRS, spécialiste des
textiles), Danièle Nadal (Musée Paul Dupuy à Toulouse,
restauratrice de textiles), Mohammed Ibrahim Mohammed (photographe Ifao),
Khaled Zaza (dessinateur Ifao).
1. Fouille du dépotoir du praesidium d'Al-Muwayh/Krokodilô
(J.-P. Brun)
Le dépotoir avait fait l'objet d'un grand sondage (175 m2) en 1996.
Le travail, complété en 1997, a permis de mieux comprendre
à la fois la formation du dépotoir et d'en cerner plus précisément
la chronologie.
Par ailleurs deux sondages ont été effectués dans
les casernements à l'intérieur du fort pour déceler
d'éventuels niveaux d'occupation dont la chronologie ne correspondrait
pas à celle du dépotoir. Tous deux ont été
parfaitement stériles : sous la couche d'effondrement des murs et
de sable éolien, on trouve soit directement le sol fait du lit du
wadi, soit une mince couche d'argile alluviale apportée par le wadi
et recouvrant le gravier du wadi. Il semble donc clair que le fort a été
désaffecté après un grand nettoyage.
Le dépotoir a été presque intégralement
fouillé. Les 225 m2 fouillés cette année s'ajoutent
au 175 m2 fouillés en 1996 et le total atteint 400 m2, soit pour
une hauteur moyenne de 0,80 m, un volume de 320 m3. Il subsiste quelques
dépôts en partie sud du monticule primitif, mais il s'agit
en grande partie de couches constituées de sable, de cendres et
de paille et de mobilier archéologique ayant glissé en périphérie
du dépôt central. Dans ces couches, le mobilier et les ostraca
sont dégradés et il n'a pas paru utile de les dégager.
A la suite des travaux de ces deux années, on peut brosser un
tableau de la formation du dépotoir. Deux grandes phases sont à
distinguer : les premiers remblais (état 1) qui paraissent liés
à des travaux d'installation et de construction, éventuellement
en deux temps et les véritables couches de détritus (état
2).
Etat 1A. Une première phase est marquée par le dépôt
d'un important remblai de gravats (pierres de grès), de gravier
et de céramiques fragmentées et de morceaux de réchauds
en argile. Cette couche contient un certain nombre d'ostraca trajaniques
dont le plus ancien date de 102/103 ; ils semblent indiquer que la construction
du fort est à attribuer au début du règne de Trajan.
État 1B. Dépôt d'une importante couche de gravier
et de pierres, résultant apparemment du creusement de la citerne.
À l'aménagement de la citerne correspond également
une vaste nappe de chaux, peu épaisse et discontinue que l'on suit
sur une superficie de 100 m2.
Etat 2. Cette phase est marquée par la construction d'un petit
bâtiment dans les carrés 33 et 34, le rejet des ordures et
la destruction rapide du bâtiment submergé. Les dimensions
réduites de ce local (3,55Ýx 1,70Ým), sa division en trois logettes,
ses murs à parement unique et leur hauteur supposée de 1
m au maximum, ce que l'on sait, enfin, de l'élevage de cochons à
Krokodilô, invitent à y voir une petite soue dont un nettoyage
régulier nous aurait privé d'indices déterminants.
L'ensemble du dépotoir semble s'être formé rapidement.
Les ostraca datés se rapportent aux règnes de Trajan et d'Hadrien
et ce sont toujours les mêmes personnages qui sont évoqués.
Par ailleurs le mobilier archéologique est très homogène
: les importations comptent une proportion importante d'Eastern Sigillata
B, mais aussi quelques vases isolés provenant soit d'Italie (plat
rouge pompéien, mortier italique portant une marque de fabrique
active sous les règnes de Trajan et Hadrien), soit d'Afrique du
Nord (Sigillée claire A, forme Hayes 8A, datable de la fin du Ier
siècle et du début du IIe siècle). La verrerie comporte
quelques vases à décor meulé du début du IIe
siècle. On note en revanche l'absence totale tant dans le fort que
dans le dépotoir des céramiques les plus tardives trouvées
dans le dépotoir d'Al-Zarqa/ Maximianon, c'est à dire les
gourdes fabriquées par les ateliers d'Assouan et dans une moindre
proportion par ceux de Koptos/ Medamoud. L'apparition de ces gourdes, tant
à Maximianon qu'au Mons Claudianus est datée du milieu du
IIe siècle, au cours du règne d'Antonin le Pieux. Leur absence
à Krokodilô implique que le fort a été abandonné
avant le milieu du IIe siècle. La fourchette chronologique que l'on
peut désormais proposer pour l'occupation du fort est brève
: c. 110 à c. 140/150 après J.-C. Le fort de Krokodilô
a pû être désaffecté et remplacé par un
autre, peut-être celui du Bir al-Hammamat, voire celui de Qusur al
Banat, mais ce dernier pourrait être encore plus tardif (sévérien
?). L'étude en cours du mobilier archéologique (verre, céramique)
associée à celle des ostraca devrait permettre d'aboutir
à une reconstitution cohérente de l'organisation de la défense
de la route Myshormitique entre le Ier et le IIIe siècle.
2. Les ostraca (A. Bülow-Jacobsen, F. Colin, H. Cuvigny)
Quelque 340 ostraca, grecs pour la plupart (quelques latins), ont été
recueillis, complétant les dossiers trouvés l'an dernier.
L'ensemble le plus nombreux est la correspondance échangée
entre Ischyras (qui travaille dans les carrières du wadi Hammamat),
sa compagne Zôsimè (une esclave du soldat Bellicus) et son
collègue ParabolosÝ: ces personnes étaient déjà
connues par les ostraca du wadi Fawakhir publiés par Octave Guéraud
(BIFAO 41, 1942, p. 141-196). Plusieurs fragments du bas de l'«amphore
des barbares» ont été retrouvés (sans doute
le plus grand ostracon grec connu à ce jour), permettant de se faire
une idée plus exacte du texte. Deux éphémérides
font remonter aux années 108-110 la menace que font peser les «barbares»
sur la sécurité dans le désert.
Notabilia : emploi du mot successores pour désigner les soldats
de la relèveÝ; mention de uestigatores et de uestigatioÝ;
on souhaite se faire payer en chalkos, non en «monnaie du
désert» (oreinon kerma)Ý; un dipinto amphorique au
nom du duplicarius Ponticus, qui a quelque chance d'être le duplicarius
du même nom en activité dans un praesidium satellite du Mons
Claudianus en 107 (O.Claud.I 124 et 125)Ý; une grande lettre en grec mais
rédigée en caractères latins. Surtout, les ostraca
de cette année ont confirmé la présence de Daces à
Krokodilô, alors qu'il n'en est jamais question à Maximianon
(où la documentation est un peu plus tardive)Ý: un cavalier Dida,
sur un ostracon du 25 Tybi de l'an 12 de Trajan (20 janvier 109) pourrait
être le même homme que Dida fils de Damanaus, cavalier de l'aile
des Voconces, qui a laissé la grande inscription sur le rocher en
forme de crocodile (BIFAO 95, p.Ý103-107). Il semblerait que les Daces
soient arrivés en assez grand nombre dans l'armée d'Égypte
au lendemain de la conquête de la Dacie (105) et aient même
fait l'objet d'un certain engouementÝ: un ostracon nous apprend que «tous
les Daces partent à Alexandrie avec le préfet (d'Égypte)»Ý;
les dames elles-mêmes n'étaient pas insensibles au charme
daceÝ: dans une lettre trouvée l'an dernier, un certain Panouris
racontait avec amertume comment une prostituée sur laquelle il avait
des visées avait refusé d'aller avec lui par amour pour un
Dace.
3. La faune (Martine Leguilloux)
Le matériel archéozoologique d'Al-Muwayh comprend 1465 restesÝ;
il est essentiellement constitué d'ossements d'animaux domestiques
(94,3 %) ; les restes de poissons et de mollusques ne représentent
que 5 % tandis qu'un seul fragment appartenant à une espèce
sauvage fut retrouvé (gazelle). Tous les os d'animaux domestiques
à l'exception des restes de chiens correspondent à des déchets
alimentaires des habitants du fort : ils portent des traces de découpe
et de désossage. Les restes de porcs sont les plus fréquents
(691 fragments, soit 47 %), devant ceux des dromadaires (352 fragments,
soit 24 %) puis des équidés (chevaux et surtout ânes
qui représentent respectivement 36 soit 2,4 % et 194 soit 13 %).
En poids de viande consommée, la majeure part était fournie
par les dromadaires et les équidés et non par les porcs.
Ces animaux de charge qu'étaient les dromadaires et ânes ont
été abattus sur place et chacun de ces abattages constituait
en conséquence un apport de viande important, mais difficile à
gérer. Les restes de porcs qui proviennent de 82 individus, semblent
majoritairement provenir de portions de viande salée. Quelques individus
cependant ont été abattus sur place (les plus jeunes, 2 individus
âgés de moins de 3 mois et 12 individus âgés
de 3 à 6 mois). Pour l'essentiel, la viande de porc était
donc transportée prédécoupée sur le site. Cette
hypothèse est confirmée par une disproportion de certains
restes osseux, les tibias et les humérus sont les plus nombreux
avec les ossements de crânes ; les ossements des pieds en revanche
sont rares.
L'abattage des porcs portait sur les jeunes et très jeunes individus.
Un tiers ont été abattus entre 3 et 12 mois (32 individus
soit 39 %) et un autre tiers entre 1,5 et 2 ans (29 individus soit 35,3
%). Les autres abattages se répartissaient entre les très
jeunes animaux de moins de 3 mois (2,5 %), de moins de 6 mois (14,5 %)
et d'adultes de plus de 3 ans (3 individus soit 3,6 %) ou de plus de 7
ans (4 individus soit 5 %).
La proportion de viande de caprinés (chèvres et moutons)
consommée était faible (51 fragments soit 3,5 % des restes
rejetés, représentant 14 individus). Ces bêtes étaient
en revanche abattues plus tardivement : les deux tiers des animaux ont
été consommés après l'âge de 5 ans, mais
on a aussi consommé des bêtes de 12 mois (7 %), de 2 ans (28
%) et de moins de 5 ans (7 %). La répartition des restes (la totalité
des parties osseuses est présente et leur répartition est
équilibrée) confirme la présence d'un troupeau de
quelques animaux entretenus et abattus sur place. Le nombre d'animaux adultes
abattus montre une utilisation de ces caprinés pour une production
de matières premières utilisées sur le site : les
laitages pour la fabrication de fromages et la laine pour le tissage.
Les restes de poissons (21 restes), crustacés (3 restes) et
mollusques (55 restes) sont rares et fragmentés. Cette rareté
semble la conséquence de l'éloignement du site par rapport
à la mer. En effet la faune du fortin d'Al-Zarqa avait livré
une proportion plus importante de restes de ce type (20 % environ).
4. Les textiles d'Al-Zarqa (Dominique Cardon et Danielle Nadal)
Les très nombreux fragments textiles (plus de 2000) mis au jour
en 1994 lors de la fouille du dépotoir extérieur du fortin
d'Al-Zarqa avaient été brièvement examinés
la même année par Ulla Mannering, une spécialiste des
textiles danoise, qui avait résumé ses impressions dans un
compte rendu publié dans Archaeological Textiles Newsletter n°18-19,
Nov.1994, p.13-14. Une quantité également considérable
de textiles ayant été de nouveau exhumée lors de la
campagne 1995, c'est un corpus énorme de documents qui attendait
une étude approfondie.
Il s'agit là d'une véritable aubaine pour les chercheurs
en histoire des techniques textilesÝ: les conditions exceptionnellement
favorables de conservation des matières organiques prévalant
dans ces dépotoirs, s'ajoutant aux datations assez précises
livrées par les ostraca, font de ces sites des gisements d'informations
précieux, non seulement sur l'éventail des productions textiles
et les modes vestimentaires, mais aussi sur l'état d'avancement
des techniques et de l'outillage textiles dans le monde romain aux deux
premiers siècles de notre ère. Plus de 670 textiles provenant
des deux campagnes de fouille à Al-Zarqa ont été examinés
et classés par groupe techniques de façon assez détailléeÝ;
sur ce nombre, 350 ont été lavés, remis en forme,
rendus lisibles et étudiés de façon exhaustive.
Préparation des textiles pour examen (D.Nadal)
Les tissus ont été mis en phase aqueuse dans l'eau ordinaire,
non déminéralisée, sans agent mouillant, puisqu'il
s'agissait d'un traitement d'urgence. Plus de 24 heures de bain ont bien
souvent été nécessaires pour imprégner à
coeur ces textiles archéologiques toujours particulièrement
hydrophobes. Trois bacs de trempage nous permettaient d'avoir en permanence
des textiles en cours de traitement. La phase aqueuse est propice au dépliage
et au premier nettoyage de ces tissus. Chaque pièce textile est
ensuite prélevée sur une feuille de mélinex (film
polyester) et traité sur une surface plane. La remise en place de
la chaîne et de la trame des fragments, le démêlage
des fils, le grattage du sable, de la terre, des matières organiques
et autres permettent de retrouver peu à peu l'armure spécifique
de chaque tissu. Une réserve d'eau en spray à force modulable
s'avère l'accessoire indispensable au traitement de ces textiles
tant pour l'élimination des déchets que pour le rinçage.
Les tissus se retournent aisément entre deux feuilles de mélinex
et sont ainsi nettoyés sur l'endroit comme sur l'envers. Les textiles
les plus résistants sont mis à sécher sur un filet
de térylène à l'air libre, à l'ombre. Les plus
fragiles soit par la finesse de leur fibre soit par la nature de leur teinture
sont mis sur plaque de verre ou sur mélinex, l'excédent d'eau
étant absorbé par du buvard sans acide.
A la fin de la mission, les textiles lavés ont été
regroupés et rangés dans une cantine entre des couches de
papier sans acide et dans des poches de plastique disposées au-dessus
des autres tissus examinés en l'état ou non encore étudiés.
Etude approfondie des textiles (D.Cardon)
Pour la classification des textiles sont pris en compteÝ: (1) la nature
des fibres ; (2) le sens de torsion des fils (qui peut fournir des indices
sur la provenance) ; (3) les réductions (nombre de fils par cm)
en chaîne et en trame (qui constituent des indices de qualité)
; (4) les structures textiles.
La vérification de la nature des fibres mises en oeuvre dans
certains textiles et l'étude des différents types de laine
utilisés demandent des examens microscopiques qu'il était
impossible d'effectuer sur place.ÝLes analyses des colorants, sources de
la très riche palette des teintures déployée sur les
textiles d'Al-Zarqa/Maximianon demandent également un appareillage
spécialisé qui n'avait pas été prévu
pour cette première campagne.ÝIl avait au contraire été
fait une demande d'autorisation d'effectuer des prélèvements
minimes (de l'ordre de quelques millimètres de fil) sur certains
textiles, de manière à pouvoir effectuer ensuite ces différentes
analyses dans les meileures conditions, en prenant tout le soin et le temps
nécessaires.
Dans l'attente de cette autorisation, ces prélèvements
ont été effectués et ont été rassemblés
dans une enveloppe confiée à l'inspecteur délégué
par le Conseil suprême des Antiquités de l'Egypte, Monsieur
Mohamed Hamid.
Fibres textiles. La très grande majorité
des textiles se sont révélés être fabriqués
en laines de différentes qualités. Dans la mesure où
des travaux récents de chercheurs ont révélé
la présence de moutons à laine fine dans le bassin méditerranéen
oriental au tournant de notre ère, l'analyse des différents
types et qualités de laine mis en oeuvre dans les textiles d'Al-Zarqa,
à partir des prélèvements effectués, sera du
plus haut intérêt pour une meilleure connaissance du cheptel
ovin présent en Égypte, notamment, dans les premiers siècles
de notre ère.
Un deuxième type de fibre textile utilisé est le poil
de chèvre, brun foncé, assez grossier, mais très solide,
qui fournit la matière première de grosses toiles, louisines
et nattés assez souvent ornés de motifs géométriques
brochés, en poils blancs ou clairs, parfois aussi teints en un rouge
orangé. Ces gros textiles bruns ont été utilisés
comme tapis, tentures, sacs, harnachement et occasionnellement pour la
confection de semelles de chaussons.
Les fibres végétales se sont mal conservées sur
le siteÝ: moins d'une dizaine de toiles de lin, de finesse médiocre,
ont pu être repérées ; le coton ne serait présent
(sous réserve d'analyses ultérieures des prélèvements)
que sous forme de fil à coudre très blanc, assemblant plusieurs
morceaux de tissu entre eux.
La soie semble avoir été employée pour former
le velours d'une sorte de tapis multicolore à motifs géométriques
et floraux violets, bleus, verts, jaunes et rouge carmin sur fond de laine
rouge, mais cette observation demanderait à être vérifiée
elle aussi par des analyses microscopiques poussées des quelques
fibres prélevées.
Filage. Dans la majorité des cas, la qualité
des fils mis en oeuvre dans les tissus de laine est admirable de régularité.
Si l'on rencontre des lainages tissés avec des fils épais
et bourrus, propres à la confection de vêtements chauds, dans
de nombreux autres tissus, et notamment dans les bandes de tapisserie ornant
un grand nombre de toiles blanches, les fils sont d'une finesse prodigieuse,
permettant la production de tissus (toiles ou sergés bayadères)
d'une extrême délicatesse et légèreté
ou d'une densité et d'une solidité remarquables.
Le sens de torsion qui prévaut dans une proportion écrasante
au sein de ce corpus est la torsion s, attestée en Egypte depuis
l'époque pharaonique, qui s'explique ici par l'emploi de techniques
de filage différentes de celles en usage dans d'autres parties du
bassin méditerranéen et d'Europe sous l'Empire romain. Cette
importance des fils en torsion s est un indice en faveur de l'hypothèse
qu'une grande partie des textiles présents sur le site ait pu être
produite en Egypte.
Structures textiles identifiées. Si la majorité
des textiles sont réalisés en armure toile, c'est-à-dire
la structure de tissage la plus simple, où les fils de trame viennent
passer alternativement au-dessus et au-dessous de chaque fil de chaîne,
la variété des structures rencontrées et la gamme
de qualités dans laquelle se moule chaque type d'armure sont d'une
richesse étonnante.
Les toiles peuvent varier énormément en qualités,
allant des gros lainages chauds, en tons naturels de beiges et bruns (dus
à la pigmentation des laines employées) ou teints (en rose
pâle, par exemple), aux «mousselines» de laine d'une
extrême légèreté, crème, rouge vif, vert
amande ou abricot.
En outre, de nombreuse toiles fines en laine blanche s'ornent de bandes
de tapisserie de largeurs diverses et de couleurs très variées,
terminées par deux dents carrées (clavi) ou de motifs de
tapisserie en forme de H (gamma). La majorité de ces ornements en
tapisserie sont réalisés dans différents tons de pourpres
et de bleus, parfois dans plusieurs tons de bleus disposés en rayures
entremêlées de blanc, mais on trouve aussi des ornements de
tapisserie gris, verts, rouge foncé et même multicolores ou
«arc-en-ciel» comme en mentionne le Périple de la Mer
Erythrée, 24 (skivtÒw).
Du point de vue technique, la majorité de ces tissus ornés
de tapisserie présentent un regroupage des fils préalable
au tissage de la bande colorée avec croisement de certains fils
de chaîne qui a été récemment reconnu comme
le signe de l'emploi d'un métier à tisser de type primitif.
Au contraire, la présence parmi les textiles archéologiques
d'Al-Zarqa d'une notable proportion de tissus sergés de différents
types, dont certains très fins et très serrés, ou
dessinant des motifs de losanges en relief, témoigne de l'emploi
de métiers à tisser plus perfectionnés, équipés
de plusieurs lisses pour la sélection des fils de chaîne.
Un type de production, représenté par une dizaine d'exemples
parmi les textiles étudiés, mais non encore attesté
parmi les textiles des autres sites, contemporains ou plus tardifs, du
désert Oriental égyptien, s'avère particulièrement
intéressant à cet égard: ce sont des sergés
bayadères 3 lie 1 / 1 lie 3, dessinant des chevrons sens trame en
reliefÝ: or l'exécution de ce type de tissu implique très
clairement l'emploi d'un métier à tisser à chaîne
horizontale équipé d'un corps de remisse de 6 lisses, donc
une machine déjà perfectionnée et dont l'origine et
l'introduction progressive dans le monde méditerranéen et
en Europe est un problème historique d'importance majeure.ÝParmi
les sergés de laine remarquables d'Al-Zarqa, signalons également
un grand pied-de-coq brun naturel et blanc qui ravirait un grand couturier
parisien.
Un autre petit groupe de fragments textiles représente également
une découverte d'importance du point de vue de l'histoire des techniquesÝ:
ce sont trois fragments de taquetés façonnés double
face à décor géométrique de damiers alternativement
rouges et blancs et bleus et blancs ou cyclamen et blanc et blanc et bleu,
complétés par un fragment au décor de cercles concentriques
ó encore plus intéressant du point de vue de l'évolution
de la technique. Ces tissus taquetés, dont un très petit
nombre ont été récemment signalés au Mons Claudianus
et à Masada, en Israël, constituent les plus anciennes preuves
connues de l'utilisation dans le monde méditerranéen oriental
d'un métier à tisser à la tire, capable de produire
des tissus ornés de figures répétées mécaniquement.
Mais ce n'est pas toutÝ: d'autres types de textiles présentent
également un très grand intérêt historiqueÝ;
trois fragments de toiles de laines ornées de motifs imprimés
et teints par réserve (en blanc sur fond bleu) viennent s'ajouter
à des tissus similaires signalés au Mons Claudianus et représentent
avec eux les plus anciens exemples de cette technique de décor.
Plusieurs tissus sans équivalents contemporains connus jusqu'à
présent, présentent des décors en relief formés
tantôt de courtes boucles ou de touffes de fibres intercalées
entre les fils de trame et nouées autour d'un groupe de fils de
chaîne, à la manière des tapis persans actuels, puis
coupées, ou simplement insérées en même temps
que les fils de trame de manière à former des boucles ensuite
coupéesÝ: ce «proto-velours» n'est donc maintenu en
place que par le très fort tassement des fils de trame formant le
fond du tissu.
Dans ces derniers cas, où n'importe quel type de métier
à tisser, même rudimentaire, a pu être utilisé,
c'est la dextérité et la créativité des tisserands
qui sont à admirer, car sur le plus fin des tissus à décor
de noeuds ton sur ton, on peut compter pas moins de 10 noeuds par cm, tandis
que l'un des proto-velours à fond rouge présente un intéressant
décor polychrome à motifs mi-géométriques,
mi-végétaux probablement formés par des rangées
de touffes de fils dont on a précédemment indiqué
qu'elles paraissaient être de la soie.
La très grande diversité des productions textiles figurant
dans l'échantillon étudié contredit les idées
que l'on aurait pu se former a priori sur les genres de tissus présents
dans un poste militaire du désert. De toute évidence, les
routes des produits précieux entre Mer Rouge et Nil étaient
aussi des routes des textiles et des matières tinctoriales. La très
riche palette, mais aussi les subtiles associations de coloris que l'on
na cessé d'admirer au cours de l'étude de ces textiles témoignent
d'une très grande maîtrise des techniques de teinture et viennent
illustrer adéquatement les nombreuses recettes de teinture figurant
dans les célèbres papyrus de Leyde et de Stockholm.
Une grande proportion de ces tissus présente en outre des coutures
d'assemblage ou des ourlets très finement et régulièrement
exécutés, incitant à pousser plus avant les recherches
sur les différents types de vêtements qui ont pu être
portés dans cette région du monde et parmi les troupes romaines
et leur entourage durant ces premiers siècles de notre ère.
Ce rapport ne peut donc se terminer par une véritable conclusion,
mais par une affirmation de l'importance historique de l'ensemble de textiles
exhumé lors des fouilles d'Al-Zarqa et de la valeur artistique de
plusieurs d'entre eux. Il est donc capital que les prélèvements
pour analyse effectués (d'un poids total de quelques dizaines de
grammes) et remis à l'inspecteur des Antiquités nous soient
transmis dans les meilleurs délais, pour que soit exploitée
la totalité des informations apportées par ces documents.
5. Mobilier de fouille et documentation
Les objets trouvés dans les fouilles ont été classés
dans deux cantines qui sont entreposées dans le nouveau magasin
du Service des antiquités à Qift. Il existe deux jeux de
clés des cadenas, l'un à l'inspectorat de Qena, l'autre au
service de documentation de l'Ifao.
Les objets enregistrés cette année sontÝ:
- des ostraca grecs et latins, au nombre de 340, numérotés
de inv. 2263/474 à 2653/814.
- une monnaie de Vespasien (inv. 2354, conservée avec les ostraca
entre inv. 2353/564 et inv. 2356/565)
- un fragment d'inscription grecque (grès) trouvé à
Didymoi lors d'une excursion (inv. 2355)
- divers petits objets anépigraphes ayant reçu un n°
d'inventaire individuel (essentiellement des lampes, fragments de figurines,
fusaïoles, aiguilles en os et en bronze, trois instruments de chirurgie
en bronze)
- lot de fragments de verre (inv. 2457)
- lot de fragments de cuir (inv. 2456)
- lot de céramique fine (inv. 2649)
- lot de bouchons en plâtre et terre cuite (inv. 2409)
Documentation
1) archives photographiquesÝ: à l'IFAO
2) dessinsÝ: originaux à l'Ifao, copies au Centre archéologique
du Var (Toulon) et chez M-A Matelly
3) relevés archéologiques : au Centre archéologique
du Var (Toulon)
4) transcription des ostracaÝ: les transcriptions originales sur fiches
bristol faites sur le terrain sont chez Hélène Cuvigny. Des
photocopies ainsi que leur saisie informatique ont été remises
à A. Bülow-Jacobsen (Copenhague), J.-L. Fournet (Paris), F.
Colin (Ifao).
6. Bilan des publications réalisées dans l'année
Fr. Briquel-Chatonnet, L. Nehme, «Graffiti nabatéens d'Al-Muwayh
et de Biír al-Hammamat (Égypte), à paraître dans Semitica
47, 1997.
H. Cuvigny, «Le crépuscule d'un dieuÝ: le déclin
du culte de Pan dans le désert Oriental», à paraître
dans BIFAO 97.
A. Bülow-Jacobsen, «Traffic on the roads between Coptos
and the Red Sea», à paraître dans les actes du colloque
Life on the fringe organisé en décembre 96 par l'Institut
néerlandais d'archéologie et d'études arabes du Caire.
II. Peintures murales du Mons Claudianus
La mission Mons Claudianus 1997 s'est déroulée du
11 au 31 janvier 1997. Elle était composée d'Hélène
Eristov (spécialiste de la peinture romaine), Hassan Ibrahim El-Amir
(restaurateur) et Mohammed Ibrahim (photographe).
Elle avait pour but la restauration et l'étude des enduits peints
prélevés sur le site en 1992 et déposés primitivement
au magasin de Dendera puis à celui de Qift (inv. V 646 et V 647).
Ces enduits proviennent d'une pièce située à l'angle
nord-ouest du principal village fortifié au Mons Claudianus (FWI,
Room 1 dégagée en 1992 par Jean Bingen). Hélène
Cuvigny avait alors exécuté des relevés in situ
de la décoration murale avant la dépose des panneaux.
Ces cinq panneaux (113 x 0,46, 0,70 x 0,42, 0,42 x 0,38, 0,36
0,27m) ont fait l'objet d'un traitement de désencollage et de mise
sur support moderne. Les matériaux choisis pour la restauration
de ce décor peint sur un lait de chaux étendu sur une mince
couche de pisé, se rapprochent autant que possible de l'aspect de
l'original. Ils consistent en un mortier de chaux renforcé à
l'arrière par une semelle d'Araldite et une armature d'aluminium,
le mortier de surface étant composé de Primal et de brique
crue pilée dont la texture et la couleur sont voisines de celles
du pisé romain. Après nettoyage, la couche picturale a été
ensuite consolidée au Paraloïd B 72.
Parallèlement à ce traitement, la documentation graphique
(relevés à l'échelle 1/1) et photographique a été
réalisée et la lecture iconographique se précise.
Ce décor associe des éléments géométriques
végétalisants (des carrés sur la pointe constitués
de guirlandes tendues et contenant des masques), des scènes nilotiques
(amours ou pygmées en barque), des scènes agrestes (un homme
et un âne, une faunesse poursuivie par un satyre) et des représentations
architecturales (naoi, portique à tholos centrale). Des inscriptions
plus ou moins lacunaires permettent d'affiner la chronologie du décor,
puisqu'y est nommé un personnage connu d'autre part par un ostracon
trajanien (le boulanger Aristôn). L'habileté la touche contraste
avec l'impréparation du supportÝ: l'artiste à peint à
même le torchis, sur lequel il s'était contenté de
passer un mince lait de chauxÝ; la hâte dont témoigne la réalisation
de cette peinture suggère qu'elle a dû être réalisée
en catastrophe pour une occasion bien précise. Quelques ostraca
du Mons Claudianus nous apprennent laquelleÝ: ils mentionnent le tumulte
causé par la venue du préfet d'Égypte. Or la pièce
ainsi décorée est attenante à la salle des citernes
dont le linteau était gravé d'une inscription bilingue indiquant
le nom honorifique du Mons Claudianus (Fons Traianus Dacicus), inscription
dont il a existé un parallèle sur un autel aujourd'hui détruit
et où il était ajouté qu'il avait été
dédié par le préfet d'Égypte Sulpicius SimilisÖ
Il s'agit donc d'un document exceptionnel, tant par la diversité
de son iconographie que par sa situation dans un contexte de carrières
impériales bien datées. La rareté de décors
de ce type en Egypte amène à souhaiter que cet ensemble trouve
sa place dans un musée, par exemple le Musée gréco-romain
d'Alexandrie.